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  • Pêle-mèle en novella

     

    La curiosité, un vilain étau.

     

    Le nouveau locataire est arrivé depuis moins d'une semaine.«  Déplaisant déplaisant  », le mot tournoie dans la tête de Mme Sauvignoux, dame patronnesse de l'endroit depuis des décades, sans savoir vraiment où s'arrimer. Pourquoi ? En d'autres temps, elle lui aurait signalé à son arrivée son impossibilité à l'accueillir, prétextant le manque de place, mais en ces temps difficiles, il est inconcevable de refuser un client, même «  dérangeant ?  » De taille moyenne, sobrement vêtu, aucune chance de voir un faux-pli sur ses costumes sombres et ses chemises pastels boutonnées jusqu'au dernier bouton, malgré une chaleur cuisante. «  Quand on est sec, on transpire moins  ». Le papillon est noir, immanquablement, révèle un visage anguleux, en éclats de verre, sévère. Regard bleu-acier, tranchant, "scalpélise" les âmes, un faisceau en fusion difficile à soutenir. On se dit qu'il vous prend pour quantité négligeable, un genre d'erreur, une incongruité, non par méchanceté ou outrecuidance, certains êtres se déplacent dans la vie avec un lourd tribut, un vécu organique, ça les détache du commun. Expériences multiples et dangereuses à fleur de peau, mais n'est-ce pas son imagination qui dérive?

    Il fait partie de ces hommes aux sillages vifs, intuitivement ressentis. Son corps, pourtant noueux, ne cache pas un léger embonpoint, petit dôme n'enlevant rien à la souplesse de sa démarche. On peut aimer la bonne chair sans se sacrifier sur l'autel du cholestérol. Aux aguets, fauve alliant l'élasticité du trapéziste et le pas velouté du chat flairant une proie inconsciente. «  Décidément, ces romans à l'eau de rose, ça gâte l'esprit  ». La cinquantaine fringante, un homme d'exception. Une idée la traverse, cet homme a dû côtoyer la mort, «  ou en vivre?  » Elle frissonne et chasse instantanément d'un revers de main les gouttes de sueur glacée perlant subitement à ses tempes. Ce geste instinctif lui rappelle trop son mari, mort depuis une dizaine d'années, alcoolique notoire, transpirant à chacun de ses états de manque. Une bonne arme pour le tenir et le faire travailler, pas gêné à la tâche, ronchon mais courageux, elle avait la main basse sur l'oseille, pas de vin ou de sorties en ville sans son consentement financier, une exploitation fine et radicale. Les arrangements des petites gens finissent par peser lourds, l'avarice y pourvoit.

    Il ne vient à aucun repas, pas même au petit-déjeuner, pourtant copieux, il est important de bien nourrir ses clients le matin, «  c'est de la bonne énergie  », elle peut se transformer en monnaie sonnante, et trébucher dans l'escarcelle de l'auberge. Une bonne affaire faite dans la journée est un repas bien arrosé le soir, dicton maintes fois reconnu. Elle en a même reconduit quelques-uns dans leur chambre, le soir venu, il faut être compatissant, et cela permet de constater le taux d'ébriété du «  suspendu  » du bide, s'il a dépassé la ligne de flottaison, hasardeuse, on peut renverser un vieux vase, une lampe, casser une table de chevet, trop rafistolée, déjà fendue, qui n'attendait que ça, tout se paye. Jamais avec les habitués, trop dangereux. L'homme, confus le lendemain, s'empêtrant en excuses, paye sans rechigner pour les dégâts causés et permet ainsi au mobilier de se renouveler, à peu de frais. Les habitués aiment ces petites attentions. L'investissement, s'il ne coûte pas trop, est une donnée acquise pour Mme Savignoux, les gens d'argent et de communication fréquentant l'endroit vous le diront, l'image est essentielle, elle se détériore si la vétusté s'installe, même en auberge classée. Les paons ont causé. Il ne daigne donc pas apprécier les talents du chef-cuistot, non par ladrerie, il a payé dès son arrivée rubis sur ongle pour une période de quinze jours, en sortant une énorme liasse de billets, de quoi vivre à l’auberge pendant un an.

    Des drôles de zozios, elle en a rencontrés, un vient régulièrement, «  retrouver son minima  », dixit, son expression fétiche bien incompréhensible. Un écrivain. Ca lui fait drôle de le voir à la télé , parfois, pérorer et ferrailler avec ses compagnons d'armes à blanc. Elle a lu ses livres par morceaux, par feuillets, en faisant le ménage, entre 14h et 18H, un métronome. Il sort flâner, «  dérouler sa pensée  » comme il dit. C'est ce qu'il raconte. Elle sait par l'entremise de l’épicier qu'il s'envoie des verres au «  Bar des Ecluses  .  » Elle n'a jamais compris grand-chose à ses lignes, ça paraît confus, embrouillé, salace. Ce sont des personnages fictifs, et alors? La vie est assez difficile comme ça, pourquoi inventer des problèmes nouveaux, c'est ridicule.

    Vingt-deux heures, comme chaque soir, l'étrange personnage sort. Il ne rentre qu'à six heures. Travaille t-il la nuit ? Elle n'a pas encore osé, innocemment, l'interroger. Sortir à cette heure, habillé de cette façon, si près du port, c'est insensé, les mauvais garçons traînent. Elle l'entend descendre les marches, recouvertes d'une moquette vert-bouteille où s'ébattent des oiseaux noirs et dorés, dépenaillés, usés. Il n'est pas facile de le faire remplacer par un client ivre, heureusement il n'y a qu'un plafonnier de faible intensité (merci les basses consommation  ), le couloir est sombre, on ne peut l'emprunter sans l'allumer, une simple porte vitrée givrée au bout pour la lumière du jour. Certains s'en sont plains. «  Mais Monsieur, il faut bien respecter la vie privée de chacun, personne n'a à savoir qui va chez qui la nuit, on ne reconnaît pas une ombre furtive.  » Les usagés aiment cette libéralité, chez Mme Savignoux, une personne de soixante et onze ans qui parle de cette manière, ça a un côté rassurant.

    Il atteint la sortie, la porte se referme avec douceur, il est le seul à ne pas la faire geindre. «  Pourquoi ne veut-il pas que je fasse le ménage dans sa chambre ? Ca cache quelque chose.  » De par son métier, elle a entretenu une curiosité pointue, aiguisée, savamment contrôlée. Nombre de poches, de tiroirs ont été retournés, de valises fouillées, avec fortes précautions, elle aurait de quoi écrire un livre, «  les gens sont bien hypocrites.  » Elle savoure son vice à l'heure du ménage. Elle ferme la porte à clef en la laissant dans le pêne, si le client arrive et la trouve fermée, d'un sourire candide et affable, elle explique qu'à ouvrir et fermer toutes ces portes, on finit par se tromper, personne n'en douta jamais vraiment.

    «  Il n'échappera pas à la règle, en cas de découverte, peu probable, une fuite d'eau s'est déclarée, il fallait vérifier la robinetterie.  » C'est le plan qu'elle échafaude en tournant doucement la clef, de peur de voir l'homme surgir du néant et lui sauter à la gorge. Ce ne fut pas l'homme, mais un pain de plastique qui ne détruisit que la chambre, savant mélange. Mme Savignoux en eût le souffle coupé, et un bras.

    L'homme ne réapparut pas. La pension est tenue par sa petite-fille revenue d'Asie pour ouvrir une charmante auberge gîte, conviviale. L'écrivain verbeux et emmerdant ne vient plus, les habitués du «  Bar des Ecluses  » regrettent de ne plus le voir. «  C'était un marrant, on ne comprenait pas tout à ce qu'il racontait, mais c'était intéressant, quoiqu'un peu chiant dès fois, et puis il nous écoutait, c'est mieux que de parler qu'entre nous, faut d’ la diversion dans la vie, sinon on tourne en rond. Remarquez qu'avec l'auberge, on n'a pas perdu au change, des touristes étrangers viennent ici, et y'a du jolis lots  » nous confie le tenancier du bar.